La tricherie dans les médias sociaux est une conséquence de la structure particulière du marché des fans.

– Thomas Beauvisage et Kevin Mellet

Acheter des fans sur Facebook, des « vu » sur YouTube, des followers sur Twitter : ces pratiques ont pris une ampleur considérable, au cours des dernières années, dans le domaine du marketing social (ou social media marketing en anglais). Malgré le fait qu’elles visent à construire une fausse réputation, certains professionnels du marketing considèrent que leur utilisation est parfois justifiée. Les médias sociaux sont des terrains propices à la tricherie, mais ce sont toujours eux qui, encore aujourd’hui, combattent ces pratiques à caractère manipulateur en l’absence d’un cadre législatif approprié. Ce phénomène complexe, qui a fait couler beaucoup d’encre dans la presse généraliste, fait maintenant l’objet d’analyses scientifiques. Dans leur article intitulé « Travailleurs du like, faussaires de l’e-réputation », Thomas Beauvisage et Kevin Mellet présentent la tricherie dans les médias sociaux comme une conséquence de la structure particulière du marché des fans.

Un marché illégitime mais pas illégal

Entre 2008 et 2012, des professionnels du marketing dans les médias sociaux ont été les premiers à dénoncer le phénomène du « gonflement » des comptes de certains annonceurs. Leurs observations visaient notamment l’ajout subit d’un grand nombre de fans à ces comptes, la plupart ayant des profils « étranges » ou « vides » ou provenant de pays lointains. Le scandale a éclaté à l’été 2012 au cœur de la campagne présidentielle américaine, ce qui a été l’occasion, pour la presse généraliste, de découvrir que la « triche » dans les médias sociaux était une pratique courante chez certaines personnalités politiques ou du showbiz ainsi que pour certaines marques. Toutefois, cela n’a pas empêché l’essor de cette « industrie de la tricherie », dont la valeur est aujourd’hui estimée à plusieurs centaines de millions de dollars (Beauvisage et Mellet, 2016, p. 71). Comme c’est le cas de plusieurs activités liées à l’utilisation d’Internet, il n’y a pas de cadre juridique concernant ces pratiques ; en conséquence, elles ne sont pas officiellement illégales (ibid.,p. 73).

En analysant l’« offre de faux fans » de plusieurs médias sociaux, les auteurs de l’étude « Travailleurs du like, faussaires de l’e-réputation » ont tiré plusieurs conclusions. Tout d’abord, l’offre de fans est « extrêmement facile d’accès » (p. 80) par l’entremise des requêtes sur Google, par exemple, parce que les sites ont des noms explicites (du genre « buyfacebookfans.com »). Deuxièmement, ces sites présentent le code visuel, les fonctionnalités et l’argumentaire du commerce en ligne ordinaire. Quant à la fabrication de « fans au kilo », les auteurs distinguent trois « familles » de procédés : créer des fans au moyen de programmes informatiques (« le peuple des robots »), payer des gens « pour cliquer sur like à longueur de journée » (« les travailleurs du clic ») et utiliser certaines astuces pour diriger les internautes vers les pages des annonceurs (« les glaneurs ») (p. 85-92).

Les risques de la fausse réputation

Quoi qu’il en soit, ces pratiques affectent sérieusement l’industrie de la réputation en ligne, fondée sur l’évaluation chiffrée, les indicateurs de performance et la participation des internautes (Beauvisage et Mellet, 2016, p. 71-72). Ces outils d’évaluation de la réputation déterminent la valeur économique pour les annonceurs. En réalité, acheter des fans s’avère une pratique nuisible aux annonceurs, et ce, à plusieurs égards. D’abord, elle empêche les annonceurs de connaître le nombre de fans réels, et les faux fans « ne constituent pas, dans la grande majorité des cas, de futurs clients » (Favereaux, 2012). Martin Lessard, spécialiste en stratégies web et en médias sociaux, admet « que la tactique d’achat d’amis peut être rentable quand il s’agit d’impressionner », mais « on est

[alors] dans l’apparence », car la valeur d’une page Facebook, « c’est d’avoir des gens avec qui échanger » (Lessard, cité dans Fortin, 2012). De cette manière, dit M. Lessard, les compagnies se privent « d’un retour authentique » de la part de leur clientèle, car les faux fans ne font que « polluer » les indicateurs d’activité sur les médias sociaux.

Évidemment, le plus grand risque pour les entreprises qui s’achètent des fans reste celui de voir ternir leur réputation une fois la tricherie découverte. Compte tenu de l’effet viral des médias sociaux, ceci peut vite tourner à la catastrophe. Conséquence : les annonceurs qui ont une réputation en ligne acquise ne s’intéressent pas aux offres des vendeurs de fans. Toutefois, une nouvelle clientèle fait en sorte que l’industrie de la fausse réputation reste prospère : les particuliers. « Le truquage des compteurs […] sert alors principalement de support à la fabrication d’un capital réputationnel convertible et monnayable sur différentes scènes : scène marchande locale pour une petite entreprise de services ; marché du travail artistique pour un jeune artiste en quête de producteurs (Beuscart et Mellet, 2015) ; notoriété pour une personnalité politique ; crédibilité pour un adolescent dans sa cour d’école ; audience pour le placement de produits (blogueurs), etc. Ainsi, ce qui est acheté, au-delà du nombre de fans ou de followers, c’est une monnaie d’échange, un crédit convertible en de multiples valeurs. » (Beauvisage et Mellet, 2016, p. 94).

La guerre aux fans

Les principales plateformes – Facebook, Twitter et YouTube – se sont dotées d’instruments pour combattre les vendeurs de fans, considérés comme des « parasites » (Beauvisage et Mellek, 2016, p. 95). Ainsi, les conditions générales d’utilisation (CGU) et les outils informatiques de lutte contre la fraude ont pour fonction de découvrir et d’annuler les comptes suspects. Cependant, ces mesures font des victimes parmi les utilisateurs ordinaires, qui « peuvent avoir légitimement et authentiquement des comportements calculateurs [ou] dissimulateurs [et] jouer avec les identités, sans pour autant contrevenir au contrat implicite de ces sites visant à un comportement spontané » (Pailler et Casilli, 2015, cités dans Beauvisage et Mellek, 2016, p. 97).

De plus, les CGU contreviennent parfois à la législation de certains pays. Pour illustrer la complexité de ces enjeux, Beauvisage et Mellek présentent la réglementation de l’identité véritable (real-name policy) de Facebook, qui « oblige chaque utilisateur à se présenter avec son identité authentique et interdit donc l’usage de pseudonymes » (p. 97). Toutefois, à la suite de vives protestations aux États-Unis, Facebook a accepté l’utilisation de pseudonymes dans certaines circonstances. De même, l’Allemagne a demandé à Facebook d’accepter les comptes ouverts sous des pseudonymes : « L’autorité de protection des données de Hambourg (Allemagne) a estimé que Facebook n’avait pas le droit d’imposer aux utilisateurs d’utiliser leur véritable identité » (Texier, 2015).

Quant aux vendeurs de fans, ils se sont adaptés en déployant des techniques innovantes pour contourner la vigilance des plateformes. « Plateformes et faussaires sont ainsi engagés, hors de tout cadre normatif général, dans un ajustement permanent obligeant les unes et les autres à régulièrement redéployer des techniques innovantes pour parvenir à leurs fins » (Beauvisage et Mellet, 2016, p. 99).

Les vendeurs de fans interviewés par les auteurs de l’article « Travailleurs du like, faussaires de l’e-réputation » se considèrent comme des « tricheurs honnêtes » qui répondent aux besoins d’une clientèle spécifique en ayant recours à des moyens qui s’inscrivent dans le champ du marketing. Néanmoins, concluent les auteurs, « l’enjeu est ailleurs : c’est l’internaute, le producteur, l’employeur, l’électeur qu’il s’agit de tromper en trafiquant les signaux d’une notoriété qui devrait être construite par d’autres moyens : activité productive, relations publiques, community management, etc. » (Beauvisage et Mellet, 2016, p. 103-104). L’univers des fans – vrais et faux – fait donc partie des « interstices sociotechniques du web » (p. 104) que les scientifiques doivent dorénavant explorer.

Sources :

Beauvisage, T., et Mellet, K., « Travailleurs du like, faussaires de l’e-réputation », Réseaux, vol. 3, n° 197-198, 2016, p. 69-108.

Favereaux, S., « Faux fans et loyauté : une équation du risque », 2012, http://www.marketing-professionnel.fr/tribune-libre/faux-fans-loyaute-risques-reseaux-sociaux-marques-201207.html.

Fortin, P.-O., « Partis politiques : s’acheter des amis Facebook pour pas cher », 2012, http://www.lapresse.ca/le-soleil/actualites/politique/201207/18/01-4556529-partis-politiques-sacheter-des-amis-facebook-pour-pas-cher.php.

Texier, B., « Le pseudonyme sur Facebook, c’est autorisé… en Allemagne », 2015, http://www.archimag.com/reseaux-sociaux/2015/07/30/pseudonyme-facebook-autoris%C3%A9-allemagne.