Les médias d’information se trouvent bien malgré eux au cœur des bouleversements causés par l’avènement du secteur numérique et de ses géants, qui carburent aux données massives générées par leurs utilisateurs. Depuis lors, les mégadonnées représentent à la fois des menaces et des possibilités pour les entreprises de presse, dont les modèles d’affaires ont été bousculés et dont les publics se sont dispersés.

Cet article est paru dans le dossier spécial « Faites parler les mégadonnées » de la revue Gestion, printemps 2017.


La nature des actions mises en œuvre ou non par les salles de rédaction en ce qui concerne l’emploi des données influence déjà la diffusion et la qualité de l’information accessible aux citoyens ainsi que les moyens dont ceux-ci disposent pour se positionner par rapport à ce qui les entoure.

La circulation de l’information durant la campagne électorale présidentielle de 2016 aux États-Unis illustre une facette de cette dynamique. Tant sur Facebook que sur d’autres plateformes, nos voisins américains ont assisté à une propagation explosive de fausses nouvelles, un phénomène auquel nous n’échappons pas. À la suite de pressions répétées, le média social Facebook a annoncé en décembre dernier qu’il luttera contre la désinformation en externalisant la vérification des faits à des institutions comme le Washington Post. Même si ce fléau est loin d’être enrayé, cela suggère que l’expertise éditoriale peut être compatible avec les rouages algorithmiques et que le « quatrième pouvoir » peut susciter un développement plus éthique des modèles statistiques qui ont de véritables effets sur nos vies.

De menace à ressource

Au-delà du rôle de chien de garde que jouent les médias d’information, les enjeux s’étendent à leur propre utilisation des données. La disponibilité grandissante des données et des techniques pour les exploiter, combinées aux difficultés accrues pour atteindre, mobiliser et fidéliser les publics, a conduit plusieurs salles de rédaction à intégrer l’analyse de données dans leur processus de production et de diffusion du contenu journalistique. Cette tendance – qui va assurément s’intensifier – implique des changements technologiques, structurels et culturels majeurs pour les médias qui ne sont pas issus de l’ère du numérique. Ces transformations sont loin d’être purement d’ordre pratique. Comme elles orientent l’information rendue accessible, l’utilisation de la science des données doit être intimement liée à la mission que chaque média souhaite remplir.

L’exploitation de données – massives ou non – et de techniques comme l’apprentissage machine et l’intelligence artificielle ne relève plus de la fiction dans les salles de rédaction. D’une part, les données servent de matière première aux rares journalistes qui savent les analyser. Il aurait par exemple été surhumain, sans ces compétences, de décortiquer les 11,5 millions de documents confidentiels rendus publics dans l’affaire des Panama Papers et de dévoiler les noms de centaines de milliers de sociétés établies dans des paradis fiscaux ainsi que ceux de leurs actionnaires, parmi lesquels figuraient des chefs d’État. D’autre part, une autre utilisation des données en journalisme, cette fois-ci plus délicate, consiste à soutenir des décisions éditoriales en s’appuyant sur une compréhension profonde des auditoires. Dans ce cas précis, les obstacles ne sont pas liés à la taille ou à la composition des données. Le premier défi se trouve à un stade plus rudimentaire.

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Information sur mesure

Dans un contexte de mutations continuelles, la définition d’objectifs clairs et, surtout, de moyens d’évaluer si les stratégies adoptées permettent de les atteindre est essentielle. Il faut donc déterminer ce qui sera quantifié. La difficulté de cet exercice réside dans le fait que ce qui est le plus facile à calculer n’est pas nécessairement ce qui traduit le plus adéquatement les objectifs fondamentaux du journalisme. Le « clic » fait partie des nombreuses mesures d’audience qui ne peuvent expliquer à elles seules si un reportage a de la valeur ou non ; leur accorder une importance disproportionnée, même de manière inconsciente, n’est pas sans conséquences.

La sélection d’indicateurs de performance peut avoir un effet considérable sur la répartition interne des ressources et sur les orientations que prennent les professionnels de l’information. D’ailleurs, si cet effet n’était pas souhaitable, il serait insensé qu’ils consultent fréquemment de tels chiffres. La définition précise du concept de performance par les médias est donc une étape décisive, puisqu’elle influe sur l’information que nous recevons.

Les décisions que les gestionnaires de salles de rédaction devront prendre pour traiter et diffuser chaque nouvelle ne deviendront que plus nombreuses et plus complexes. Les choix en ce qui concerne les affectations, la segmentation des publics, le ton, les formats, les plateformes et les moments de diffusion en font entre autres partie. Par ailleurs, comme c’est le cas dans plusieurs autres secteurs d’activité, les médias d’information voient les possibilités d’automatisation et de personnalisation croître et se raffiner avec la quantité de données accessibles. Auriez-vous par exemple des réticences à recevoir des contenus courts et schématiques si vous aviez montré un penchant pour ce type de format, tandis que d’autres utilisateurs recevraient des contenus plus détaillés et plus visuels ?

Évidemment, renforcer les « bulles de filtres » ne contribuerait pas à une démocratie saine. Le potentiel des données réside dans le fait qu’elles peuvent soutenir les décisions éditoriales et non les remplacer. Pour arriver à rejoindre un public avec une offre pertinente et une expérience qui se démarque, la mise à profit des données peut agir comme support à l’innovation. Les médias d’information doivent faire preuve d’audace pour saisir ces occasions et bâtir des liens solides avec une population submergée par des contenus de toute sorte. Ultimement, leur réussite ou leur échec influencera la façon dont nous comprenons le monde où nous évoluons.

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Marina Pavlovic-Rivas, M. Sc.

Diplômée en intelligence d’Affaires, Marina Pavlovic-Rivas est consultante en analytique numérique pour la Banque de développement du Canada (BDC) et collabore au Pôle médias HEC Montréal.