À l’automne 2014, près de 100 étudiants d’HEC Montréal ont participé à une séance de captation à l’invitation de Netexplo, un forum annuel développé en partenariat avec l’UNESCO. Leur mission : dans le monde entier, identifier des innovations numériques originales, conjuguant valeurs technologiques et économiques, mais aussi sociales, culturelles ou environnementales. L’un des projets identifiés par nos étudiants a particulièrement retenu l’attention du jury et a été récompensé par un prix. Il s’agit des baguettes intelligentes développées par BAIDU, que l’on nomme parfois le Google chinois. De la mutation média aux baguettes connectées, le grand écart semble grand. Il ne faut pourtant peut être pas trop s’en surprendre. C’est ce qui m’a sans doute le plus frappé au cours de ces quelques journées parisiennes riches de rencontres, de projets et de réflexions.

La grande bascule que nous sommes en train de vivre est un phénomène considérable sur tous les plans. Le champ des médias est certainement l’un des premiers et l’un des plus fortement touché. Ce bouleversement est si important, nouveau, que pour l’aborder, littéralement, les mots nous manquent. Pour décrire cette « nouvelle normale » qui se fait jour, il est naturel d’employer des métaphores. Sans doute parce que l’un des premiers signes de cette bascule nous est venu par Internet, auquel nous accédions par un écran, c’est l’idée de « surface » qui s’est imposée comme métaphore au cœur de nos réflexions. Microsoft a même lancé une tablette portant ce nom il y a quelques années ! Nous « surfons » sur le Web, nous sommes « sur » Internet. Le numérique se « répand ». Nos réseaux « couvrent » toujours de plus grands territoires. Ce vocable imagé peuple nos discours, nos propos. Il est trompeur.

Ce qui ressort de ce dernier forum Netexplo, c’est à l’évidence la manifestation toujours plus évidente de la troisième dimension de l’ère numérique : nous ne sommes pas « sur » mais « dedans ». Puisqu’il faut bien user de métaphores pour comprendre la réalité mouvante et complexe qui est la nôtre, ne nous voyons plus sur une « surface » mais au cœur d’un « cube » de connexions. Le Nuage, le Cloud est une autre expression imagée qui peut nous conduire à de fausses représentations. Ce Nuage ne flotte pas au dessus de nous, nous sommes plutôt au centre de ce Cloud, il nous environne. Il devient l’autre dimension (ou l’autre matière ?) matière de nos échanges économiques, sociaux ou culturels. Si l’on emprunte cette nouvelle métaphore, on saisit mieux la nature de l’émergence de ces objets connectés. En observant le développement de tels objets, certains estiment parfois que BAIDU ne fait que mimer ce que tente de réaliser Google. Et il est vrai que la similitude est frappante. Il ne s’agit pourtant pas de copie ou d’un bête phénomène de « me too » ici. BAIDU, comme Google, s’inscrit simplement dans la nouvelle logique de ce « cube numérique » qui nous enserre et en vient assez naturellement aux mêmes conclusions, aux mêmes propositions.

Et si nous considérions nos audiences, non comme des groupes définis et distincts qu’il faut atteindre, mais comme des communautés multiples et interreliées qui vivent des expériences multiples et entrecroisées de consommation médiatique ? Nos activités sont devenues multidimensionnelles, la consommation médiatique également. Une dématérialisation de plus en plus grande se conjugue à la renaissance de formes quasi artisanales que l’on croyait pourtant dépassées. Le cinéma de rue se conjugue ainsi à la montée de Netflix ; le vinyle fait un retour en force alors qu’une dématérialisation croissante s’impose avec Spotify ; les nouveaux imprimés indépendants se multiplient alors que la numérisation des grands titres de presse est de plus en plus présente. Nous pourrions multiplier les exemples à l’envie. Là encore, la métaphore du « plan » nous induit parfois en erreur. Nous parlons beaucoup de « plateformes », un terme qui trahit une nouvelle fois cette image/idée de surface. Pourtant, je ne suis pas « sur » La Presse +, je suis « dans » La Presse, sans + et sans -, au centre de ses apparitions numériques et non numériques. Désormais non simple lecteur mais aussi diffuseur et producteur de contenu.

Pierre Balloffet est professeur à HEC Montréal, membre du Pôle Médias ainsi que de l’UNESCO / Netexplo Advisory Board.

 

Pour découvrir Netexplo, un site très riche : https://www.netexplo.org/fr/

 

Pour en savoir plus sur BAIDU et ses baguettes intelligentes : https://www.netexplo.org/fr/evenement/forum-netexplo-2015?video=558

 

Illustration :

Maisons à l’Estaque, Georges Braque, 1908.