Quelles sont les grandes tendances en publicité et comment affectent-elles l’activité de nos médias ? La question est d’autant plus pertinente que la nouvelle donne de l’investissement publicitaire en vient à toucher chacun de nous, non seulement comme consommateur mais aussi comme citoyen. Depuis que les annonceurs se détournent des grands médias traditionnels, notamment de la presse écrite, c’est la qualité même de notre information qui est à risque. En effet, ces médias dépendent grandement des investissements publicitaires pour survivre. Nous proposons donc ici quelques clés de compréhension de ce grand ballet qui se dessine au sein d’un monde des médias de plus en plus chahuté.

Curieusement, dans la gestion de leurs investissements publicitaires, les annonceurs semblent aujourd’hui devancer l’état réel de la consommation médias. La chose est assez surprenante. Habituellement, ces décisions concernant la gestion publicitaire suivent les mouvements des consommateurs mais ne les précèdent pas. Ce ne semble plus être le cas. À titre d’illustration, la baisse de l’investissement publicitaire en télévision semble disproportionnée par rapport aux comportements réels de l’auditoire, celui-ci ne s’avérant, en proportion, pas toujours aussi infidèle qu’on l’affirme parfois. D’un point de vue général, on peut donc se demander si nous n’assistons pas à un surinvestissement dans les médias numériques, en particulier mobiles, au détriment de supports traditionnels tels que les journaux, les magazines ou la radio, dont la chute se trouve ainsi précipitée.

Tout se passe comme si les annonceurs et leurs agences, qui se souviennent encore sans doute avec amertume de n’avoir pas toujours bien mesuré l’importance de la vague numérique, se lançaient à présent, avec appréhension et de façon quelque peu précipitée, sur les plateformes les plus récentes de peur de manquer de nouveau le bateau, et ce, même si les résultats commerciaux ne suivent pas toujours. Le phénomène est marqué et on peut se demander si nous n’assistons pas là parfois à un curieux décalage qui a toutes les apparences d’une prophétie autoréalisatrice. En concentrant leurs investissements publicitaires dans les médias les plus actuels, les annonceurs favorisent en effet la bonification de ces médias, une qualité relative qui alimente à son tour le mouvement du public vers ces nouveaux supports. En nourrissant et en amplifiant une tendance, on en vient ainsi à la précipiter.

Alors que le 21e siècle entre dans son année de majorité, un autre facteur à prendre en considération est la polarisation de l’évolution des médias. Cette polarisation est une bonne illustration de ce que nous affirment depuis longtemps maints théoriciens de l’innovation : une industrie mute souvent vers les extrêmes. Ainsi, à un pôle de cette évolution du monde des médias, les grands groupes internationaux comme Facebook ou Google accaparent nettement la part du lion. Il ne faut cependant pas oublier qu’à l’opposé, nous observons aussi un véritable bouillonnement d’initiatives de nature entrepreneuriale, animé par une forte volonté d’innovation. Que ce soit à Montréal, Toronto, New York, Paris ou Melbourne, etc. on assiste, parfois avec étonnement, à l’apparition d’une nouvelle presse imprimée magazine centrée sur des communautés souvent assez restreintes. Comme c’est souvent le cas, les médias les plus durement frappés par ces mutations sont ceux qui se trouvent au centre de ce continuum. Parmi ceux-ci, on compte beaucoup de médias traditionnels qui n’ont pas su renouveler suffisamment leurs pratiques.

Notons en dernier lieu que ce qui importe pour les annonceurs n’est plus nécessairement la taille relative des auditoires pouvant être joints. La qualité de l’engagement de ces auditoires est de plus en plus au cœur des décisions d’investissement. La pertinence prime désormais, ce qui pousse certains annonceurs à ne plus se concentrer uniquement sur les communautés les plus vastes possibles. Sur Instagram ou Facebook, par exemple, les influenceurs privilégiés ne sont ainsi pas toujours ceux qui disposent de la plus forte audience mais bien ceux qui s’adressent à une communauté vraiment engagée, accordant une grande valeur à l’authenticité et à une contribution active, quand bien même cette communauté s’avèrerait beaucoup plus restreinte.

L’art de la mesure

Avec les mutations parfois radicales qui guident aujourd’hui la consommation en matière de médias, les annonceurs sont en outre aux prises avec un nouveau défi : la mesure de l’effet de leurs efforts publicitaires. Cette mesure, qui doit souvent être réalisée en continu, n’a plus rien d’évident. À l’époque de nos parents (les rédacteurs de cet article appartiennent à la génération X), les consommateurs écoutaient soit la télévision, soit la radio. Il était assez rare qu’ils fassent les deux en même temps ! Dans le cas des nouvelles générations, non seulement on assiste à la dispersion de la consommation médias entre une multitude de supports et de plateformes, mais la consommation de ces médias tend également à se superposer de plus en plus. Échanger sur Twitter tout en écoutant une émission de variétés ou de sports retransmise à la télé est presque devenu monnaie courante. Sans compter que les usages des plateformes numériques se caractérisent par une grande variabilité interne. Votre utilisation de Twitter à des fins principalement professionnelles, par exemple, est sans doute assez éloignée de celle de personnes beaucoup plus jeunes qui s’en servent surtout pour échanger avec leurs pairs, sous la forme de ce qui a tous les traits d’un micro-blogage.

Pour un annonceur, mesurer la consommation médias d’une personne de façon isolée, par support ou plateforme spécifique, peut donc s’avérer trompeur. À l’heure actuelle, l’objectif consiste plutôt à obtenir une mesure dynamique qui combine l’ensemble d’une consommation médias devenue multiple et, dans bien des cas, simultanée. Nous sommes très loin de la simple logique des légendaires cotes d’écoute ! Dans un tel contexte et selon les objectifs visés, ne pas reconnaître la complexité de la consommation médias équivaut pour les annonceurs à courir le risque de prendre des décisions d’allocations budgétaires loin d’être optimales.

Une manifestation de la prise en compte parfois incertaine de cette complexité est également le réflexe qu’ont de trop nombreux annonceurs de ne construire leurs raisonnements stratégiques et tactiques, notamment en ce qui a trait à la répartition de leurs investissements publicitaires, qu’en fonction de tendances générales définies à l’échelle mondiale. Ces tendances peuvent en effet s’avérer dangereusement trompeuses. Bien que tout à fait réelles sous une forme agrégée, elles recouvrent toutefois des caractéristiques de marché qui peuvent être bien différentes ou contrastées. Dans ce contexte, perdre de vue les spécificités du comportement de l’auditoire recherché au profit du seul discours ambiant est susceptible de mener à de coûteuses erreurs.

Largement relayées par des médias qui semblent prendre un malin plaisir à gloser sur leur propre disparition, ces tendances mondiales sont très dépendantes des mouvements qui s’opèrent sur quelques grands marchés planétaires, notamment dans le contexte de pays en forte émergence, tels que l’Inde ou la Chine. La popularité de la consommation vidéo selon un mode mobile sur les marchés indien ou chinois, qui ont pour caractéristique commune une population « consommante » très jeune, devrait-elle vraiment être le point de référence de toutes vos décisions sur le territoire nord-américain ou… québécois ? Et si, par-dessus tout cela, vous désirez de surcroît joindre des gens de 40 ans et plus, gare à l’effet trompe-l’œil ! Pour la plupart des grands marchés développés, la tendance démographique est plutôt orientée vers un certain vieillissement. Ce constat coïncide avec la présence en leur sein d’audiences dont le profil de consommation médias tranche sensiblement par rapport aux tendances globales mais qui  s’avèrent néanmoins toujours hautement profitables !

Quelques chiffres (à interpréter avec précaution !)

Croissance mondiale des dépenses en publicité numérique

2018 (prévision) : 12,6 %

2017 : 15 %

Montant mondial des dépenses en publicité numérique

2018 (prévision) : 220,3 G $US

La proportion des dépenses totales en publicité attribuée au numérique devrait dépasser cette année celle attribuée à la télévision.

Proportion des dépenses totales en publicité à l’échelle mondiale en 2018 (prévision)

Numérique : 38,3 %

Télévision : 35,5 %

Source : Dentsu Aegis Network

 

Pierre Balloffet

Pierre Balloffet est professeur agrégé au Département d’entrepreneuriat et innovation de HEC Montréal.

Article écrit en collaboration avec Simon Lord