Près de 150 acteurs québécois de l’industrie de la culture et des médias se sont réunis le 24 janvier dernier pour discuter d’avenir. Au menu : une réflexion sur les grands enjeux du système canadien de production, de création et de diffusion au moment où un comité d’experts fédéral a été mandaté afin de réévaluer trois lois essentielles au bon fonctionnement de ce secteur d’activité.

Trois établissements universitaires ont pris part à cette vaste discussion. L’École des médias de l’Université du Québec à Montréal, le Département de communication de l’Université de Montréal et le Pôle médias HEC Montréal ont exceptionnellement choisi d’unir leurs ressources en vue de cet important exercice.

Résultat : un succès de participation et d’échange qui a permis de cerner à la fois les éléments de consensus et les sujets de divergence potentiels.

En effet, l’industrie des médias est aux prises avec des bouleversements en profondeur. L’omniprésence des géants du Web (GAFAM), ces grands joueurs internationaux non réglementés, perturbe un environnement déjà fragilisé par la révolution numérique et par les changements d’habitudes en matière de consommation médiatique, d’autant plus que ces mégadiffuseurs se multiplient et occupent de plus en plus d’espace à une vitesse stupéfiante.

L’enjeu, pour le Québec comme pour le Canada, est d’ordre à la fois culturel et économique. Le cas de la télévision constitue un magnifique exemple. La télévision québécoise a depuis longtemps acquis une position dominante dans la consommation médiatique et culturelle des Québécois, ce qui représente un succès remarquable de rétention des auditoires domestiques pour nos propres créations. Mais ce succès est précarisé par la baisse des revenus publicitaires des médias traditionnels, ces ressources financières s’envolant vers Facebook, Google et consorts, ainsi que par la concurrence des nouveaux joueurs et des nouvelles plateformes.

Hyperabondance des contenus, fragilité du financement public et commercial, enjeux inédits avec le développement du secteur des métadonnées et de l’intelligence artificielle : voici un cocktail qui, s’il est porteur de vastes possibilités, comporte aussi plusieurs risques.

Convergence de vues

Un consensus très clair se dégage donc de ce récent exercice de réflexion : l’urgence d’agir. Or, les joueurs internationaux s’installent de plus en plus solidement chez nous pendant que le gouvernement fédéral… réfléchit à l’avenir.

Dénonçant la lenteur d’Ottawa devant ces nouveaux enjeux, tous les participants à cette discussion ont réclamé des mesures concrètes et rapides. En effet, le comité d’experts nommé par le fédéral ne doit déposer son rapport qu’après les élections de l’automne prochain, un délai assez court compte tenu du vaste mandat qui est le sien, sans aucun doute, mais un délai malheureusement trop long compte tenu de l’urgence de se doter de nouveaux outils de défense et de promotion de nos productions. Dans le domaine de l’audiovisuel, ce mandat de quatre ans du gouvernement actuel n’aura donc permis qu’à multiplier les consultations pendant que les nouveaux joueurs s’installent à l’abri des obligations imposées aux joueurs traditionnels.

Cette impatience des acteurs canadiens du secteur de l’audiovisuel se comprend d’autant plus que plusieurs recommandations formulées par l’industrie dépendent non pas d’un éventuel changement législatif mais plutôt d’une volonté politique qui semble manquer à Ottawa.

Demander aux joueurs internationaux de réclamer les taxes déjà existantes semble en effet relever de l’équité fiscale la plus élémentaire : il ne s’agit pas de créer une nouvelle taxe mais bien de percevoir les taxes actuellement en vigueur.

Demander aux grands joueurs de contribuer à la production canadienne d’émissions, comme c’est le cas pour les joueurs traditionnels canadiens, relève aussi d’une forme d’équité qui, à tout le moins, devrait faire l’objet d’un débat.

C’est d’autant plus vrai, comme l’ont expliqué les participants venus d’outre-mer le 24 janvier dernier, que la Commission européenne a déjà pris les devants dans une directive transmise à ses États membres qui semble s’inscrire dans une logique d’équité et de respect des diversités culturelles nationales.

Le monde numérique et l’exception culturelle

Au-delà de ce débat qui peut d’abord donner l’impression de n’être qu’une simple affaire de gros sous, c’est un enjeu fondamental de respect de l’exception culturelle qui se dessine en toile de fond. Puisque les États se sont engagés par convention à respecter les diversités culturelles, cet engagement doit se transposer dans le nouvel univers numérique mondialisé.

Pour que ce soit le cas, encore faut-il que nos créations se rendent jusqu’aux auditoires et qu’elles puissent concurrencer ces grands joueurs internationaux qui disposent de moyens nettement plus importants.

C’est tout le paradoxe de ce nouvel univers télévisuel qui est le nôtre : en tant que téléspectateurs, nous n’avons jamais eu accès à autant de choix d’une aussi grande qualité. Le drame, c’est que nous risquons un jour de ne pouvoir nous voir que par le truchement des yeux, des histoires et des paroles des autres.

Quant à ceux, plus philosophes, qui croient que de toute façon la télévision vit ses dernières heures, les statistiques tendent à rappeler que, jusqu’à nouvel ordre, c’est le téléviseur qui est en crise, beaucoup plus que la télévision elle-même, qui trouve sa route sur les nouveaux jouets de l’ère numérique !

Sylvain Lafrance

Sylvain Lafrance est professeur associé à HEC Montréal à l’École des dirigeants et directeur du Pôle médias HEC Montréal et de la revue Gestion.

 

Photos : Valérie Paquette