Penser la ville comme une interface, ou la penser comme un média, peuvent paraitre des propositions singulières et audacieuses. Pour le moins inusitées. Pourtant, dans un texte datant de 2015, Francis Pisani formulait déjà cette idée[1] s’inscrivant ainsi dans le fil des travaux de Bruce Bégout[2] sur la « ville comme mass-medium » pour n’en nommer qu’un. Nous pourrions en effet ici multiplier les citations d’auteurs ayant en commun cette idée. Comme le remarque justement Francis Pisani : « Quel que soit l’usage qu’elles en font (pour recueillir des données et/ou pour permettre aux citoyens de participer) les villes se dotent d’outils ubiquitaires de communication. Cela passe par l’infrastructure qui repose de plus en plus sur le haut débit par fibre optique ou par 4G, l’internet des objets qui s’envoient des messages sans arrêt et les citoyens qui accèdent à l’information d’où qu’ils se trouvent et qui communiquent entre eux directement ou par l’intermédiaire des réseaux sociaux. » Entre volonté de croissance économique et d’attractivité, souci de sobriété et de durabilité, mais aussi d’efficacité et d’engagement citoyen, considérer la ville intelligente sous l’angle média nous permet de mettre en évidence une dimension souvent occultée de celle-ci. Nous croyons cette dimension pourtant essentielle.

Sandrine Cathelat, directrice associée (recherche) de l’observatoire des mutations numériques NetExplo, nous propose pour sa part, en ouverture de l’une de ses plus récentes publications[3] de toujours garder en mémoire qu’une interface n’est pas autre chose que la « manière dont un dispositif fonctionnel propose ou impose une relation avec ses usagers : elle est à la fois physique/corporelle, technologique et psychologique. Faire la queue à un guichet administratif ou à la caisse d’un supermarché est une interface ; c’en est une autre de fréquenter un site web marchand pour choisir et payer un produit et se faire livrer à domicile ». L’auteure a donné pour titre à sa publication « A tale of two futures », clin d’œil très apparent à l’ouvrage de Charles Dickens « A tale of two cities[4] » ! Entre ces deux titres, à trois siècles d’écart (sic), il y a plus qu’un simple jeu ou une coïncidence qui ne serait qu’un effet de style. La ville elle-même peut être vue comme une interface si on souscrit à une définition large de ce terme. Les médias, fortement conditionnés par cette logique d’interface, peuvent ainsi apparaître comme une des dimensions fondamentales de la « fabrique urbaine », particulièrement dans le contexte de ce que l’on qualifie aujourd’hui de « ville intelligente ». Tenu à l’UNESCO le 19 avril de cette année, le premier forum international NetExplo sur les villes intelligentes succédait à deux jours consacrés aux mutations numériques. Pour l’auteur de ces lignes, associé au comité de réflexion et de recherche pour ces deux évènements, l’écho entre les deux forums était perceptible, et pas seulement en raison d’une composante technologique (de l’internet des objets, par exemple) commune ou de la montée en puissance avérée des capacités de l’intelligence artificielle.

L’apport des médias dans le contexte du développement d’une ville intelligente présente une double facette. La première et la plus évidente est la dépendance qui existe entre un système (ou écosystème) médias en santé et la « conversation citoyenne » prenant place dans la cité. La vivacité de cette conversation, au cœur de la contribution ouverte de toutes et chacun, est significativement dépendante de la circulation d’une information de qualité et de la présence de forums, quelle que soit la forme que prennent ceux-ci, facilitant l’échange ou le débat. À Montréal, par exemple, la présence forte et encore vivante de médias diversifiés, rejoignant de multiples communautés, est un facteur favorable aux efforts consentis pour le développement d’une ville intelligente qui engage véritablement ses citoyens au cœur de ses décisions. Cet engagement est reconnu comme l’une des clefs de la réussite d’une telle entreprise et si, dans cette ère numérique, les supports évoluent certes considérablement, ce fait demeure lui tout à fait constant au cours de notre histoire. La seconde facette, celle que nous avons évoquée en première partie de ce propos, exige de pousser un cran plus loin la considération du système des médias et de se poser à notre tour les questions formulées par Francis Pisani : « La ville n’est-elle pas aussi un média ? Quels éclairages cela peut-il nous apporter de la considérer sous cet angle ? » À l’heure ou nos rues, nos façades, nos places publiques, nos parcs se peuplent de projections diverses, d’initiatives d’implication artistiques ou sociales ; à l’heure également où les supports numériques se multiplient et nous aident à mieux comprendre, composer et parfois façonner la trame urbaine, ces questions se posent avec une acuité nouvelle. L’émergence des réseaux 5G devrait dans un avenir proche précipiter encore ce mouvement en permettant notamment un déploiement beaucoup plus conséquent de systèmes intelligents d’objets connectés.

Penser la ville comme un média peut, en conclusion, s’avérer une proposition fertile afin de révéler une dimension souvent occultée de la contribution du système des médias au développement d’une ville intelligente. Dans le cadre du développement de villes intelligentes[5] cette proposition qui est destinée à devenir, en complicité avec l’équipe de NetExplo, un prochain axe de recherche du Pôle médias, permet pourtant de reconnaitre une dimension souvent mal comprise et pourtant incontournable de cette nouvelle « intelligence » urbaine. Elle conduit également à souligner l’importance de la prise en compte des contributions multiples du secteur des médias en vue de la définition d’une gouvernance meilleure parce que plus inclusive de tels projets collectifs.

Pierre Balloffet

Pierre Balloffet, Professeur agrégé du Département d’entrepreneuriat et innovation de HEC Montréal, est associé au Pôle Médias. Il est également membre expert du Comité d’orientation et captation – Transformations numériques et du Comité consultatif – Villes intelligentes de NetExplo, en collaboration avec l’UNESCO. S’intéressant principalement aux questions relatives à la gestion de la marque dans un fort contexte d’innovation ainsi qu’aux pratiques créatives d’expression de celle-ci, y compris sous leurs formes les plus radicales, il valorise dans ses activités d’écriture, de consultation, de rayonnement et d’enseignement, la recherche de perspectives originales, pertinentes et responsables.

Sources

[1] Pisani, Francis (2015), La ville comme média, http://www.francispisani.net/2015/07/la-ville-comme-media.html (accès le 2 juin 2019 ) et Pisani, Francis (2016=5), La ville intelligente comme média, http://atelier.rfi.fr/profiles/blogs/ville-intelligente-comme-media (accès le 2 juin 2019).

[2] Bégout, Brice (2013), Suburbia. Autour des villes., Inculte, Paris, 256 p.

[3] Cathelat, Sandrine (2019), A Tale of Two Futures, NetExplo Publishing, Paris, 213 p.

[4] Dickens, Charles (1859), A Tale of Two Cities, Chapman and Hall, Londres, 412 p.

[5] Breux, Sandra et Jérémy Diaz (2017), La ville intelligente. Origine, définitions, forces et limites d’une expression polysémique., INRS, Centre Urbanisation Culture et société, 31 p.