Le directeur du Pôle médias HEC Montréal, Sylvain Lafrance, était l’invité, en octobre 2019, du Monde Festival, organisé conjointement par le quotidien français Le Monde et par le journal Le Devoir, lors d’un panel sur la vérité journalistique. Réflexions sur ce sujet.

La vérité factuelle existe. Fort heureusement d’ailleurs, car elle est la matière première d’un vrai débat démocratique. Mais force est de constater que cette vérité factuelle est aujourd’hui fortement malmenée. Par les fake news, par la post-vérité, par les faits dits alternatifs, par l’hyperabondance d’information, par la vitesse de production et de diffusion des infos, par le manque de moyens journalistiques et, comme si ce n’était pas assez, par un nouveau « brigandage » de la communication qui consiste à inventer de toute pièce des « faits » en fonction de buts politiques ou commerciaux. Durs temps, donc, pour la vérité.

En réalité, ce qui est nouveau, ce n’est pas que des faits soient falsifiés ou manipulés. La propagande existait déjà bien avant l’arrivée d’Internet. Ce qui est nouveau, c’est plutôt que ces « faits alternatifs » côtoient aujourd’hui – avec, hélas, une certaine crédibilité – les informations sérieuses émanant des grands médias ou des filières véritablement journalistiques. Résultat : on voit de plus en plus apparaître ce que le philosophe français Michel Serres appelait les vérités d’opinion : « Dans le débat public, on ne se demande plus si l’aspirine est efficace. On se demande combien de personnes pensent que l’aspirine est efficace. » J’ajouterais même qu’avec les réseaux sociaux, l’important est de savoir ce que nos « amis » pensent de l’efficacité de l’aspirine.

Derrière ces nouvelles vérités d’opinion se cache la perte de confiance envers les « autorités ». Car LA vérité est parfois le décret d’une autorité, scientifique, morale, politique, médiatique. Une autorité crédible et fiable. Seulement voilà, la plupart de ces « autorités » perdent lentement en crédibilité et, petit à petit, les algorithmes et les minirobots qui habitent nos « machines » prennent leur place au rayon des fausses fiabilités.

La naissance d’Internet s’est accompagnée d’une utopie séductrice sur la démocratisation du savoir et de la connaissance. On doit hélas constater aujourd’hui qu’Internet a augmenté de façon phénoménale la quantité des informations sans égard à la fiabilité ou à la véracité de ces données.

Au banc des accusés, plusieurs suspects : les politiciens et les « sachants » de toute sorte, qui tournent trop souvent les coins ronds pour convaincre de leurs opinions ; les médias qui, par manque de moyens ou par obsession de la vitesse, ne mettent plus le temps qu’il faut pour comprendre et pour faire comprendre ; les plateformes numériques qui ont créé une dictature du clic et qui s’enrichissent en pillant le vrai pour le mêler au faux et pour vivre aux dépens des médias « journalistiques » ; et puis les nouveaux « pirates » qui fabriquent le faux pour atteindre des objectifs politiques ou purement financiers.

Non, la vérité ne va pas bien. Mais je demeure malgré tout convaincu que nous pouvons vaincre ces nouveaux fléaux qui habitent un espace, somme toute plutôt jeune, dans l’histoire des médias. Nous devrons toutefois apprendre à vivre avec ces nouveaux outils.

Cela commandera une contre-attaque solide de la part de plusieurs intervenants :

  • Les gouvernements et les organismes réglementaires, qui devront trouver des façons de « dompter » ces nouveaux venus pour redonner aux « médias » leur rôle fondamental et essentiel dans nos sociétés et qui devront aussi « rééquilibrer » les sources de financement et l’arsenal fiscal à leur disposition.
  • Les maisons d’enseignement, qui devront plus que jamais contrer le déficit pédagogique en ce qui a trait à l’utilisation de ces outils.
  • Les médias et les journalistes, qui devront préciser ou redéfinir leur place et leur rôle dans ce nouvel univers.
  • Et puis les citoyens, qui devront accepter leurs responsabilités personnelles et collectives dans le choix des informations ainsi que dans le partage des contenus et le financement de nos institutions journalistiques.

En attendant, nous vivons aujourd’hui au cœur d’un grand paradoxe : l’information est hyperabondante, mais nous souffrons pourtant de « malinformation » comme jamais. Dans cet immense supermarché de l’information, nous avons la liberté de choisir la vérité qui fait notre affaire. Et ce n’est pas une grande avancée pour nos démocraties !