Été 2019 : un vol massif de renseignements personnels et confidentiels est révélé par Desjardins. Initiative malveillante d’un employé en mal de performance, l’affaire touchera – on ne l’apprendra qu’en novembre – plus de quatre millions de membres et clients de cette institution financière. Il s’agit de la plus grosse « bévue » de la récente histoire numérique du Québec et du Canada. Un record dont Guy Cormier, président du Mouvement Desjardins, se serait bien passé. Dès lors qu’il informe et alerte la population à propos de la situation, les réactions ne tardent pas. Cette révélation a l’effet d’une bombe ! Mitraillé de questions par la presse, le voici soudain propulsé à l’avant-scène médiatique. Une position délicate que les chefs d’entreprise n’affectionnent pas particulièrement, on le comprendra aisément dans les circonstances.

Chez Desjardins, on gère la crise au mieux. Les spécialistes de l’image et de la communication savent qu’il y a gros à perdre. Ils ressortent leurs manuels de gestion de crise et consultent les chapitres des cas majeurs déjà documentés, des incidents qui, à leur époque, ont aussi constitué de véritables menaces, soit pour la population en général, soit pour des clientèles précises. Menaces également pour la réputation d’entreprises, privées ou publiques, et pour celle de leurs dirigeants.

Chaque fois, il faut démontrer qu’on a la situation en main, qu’on adopte les bonnes mesures en fonction de l’évolution de la situation. Informer et rassurer le plus possible les clients ou la population tout entière. Faire preuve de la plus grande transparence. Tenter de limiter les dégâts tout en sortant grandi de la crise. Rien d’évident.

Mais ce vol de données par un « employé malveillant » dans une institution financière n’est ni la crise du verglas ni celle du SRAS, et les leçons apprises en 1998 et 2003 ne sont plus guère applicables en 2019, à part la prise de parole et la posture managériale. L’ennemi d’aujourd’hui est d’une nature moins visible et autrement plus délicate à circonscrire. Et s’il a été relativement aisé de repérer et de sanctionner le fauteur de trouble, son méfait est infiniment plus complexe à évaluer. Car l’étendue de ce délit (et de ses conséquences) est encore inconnue, et c’est bien ce qui fait peur.

« Je t’aime, moi non plus »

Dans le monde des marques, il existe un éden. Naguère inventée et qualifiée de lovemarks par Kevin Roberts, un publicitaire de renom, cette liste prestigieuse répertorie des marques qui entretiennent avec les consommateurs, usagers, citoyens, une relation très proche, quasiment comparable à… une relation amoureuse (d’où le nom). Bref, un paradis réservé à la crème de la crème des marques. Le plus souvent, cette histoire d’amour s’est fondée sur la confiance, la durée et la fidélité dans la relation. Le respect mutuel et la qualité irréprochable d’un produit ou d’un service recherché et admiré constituent les bases d’une confiance aussi inconditionnelle qu’absolue. Et, quoi qu’il arrive, les deux partenaires se solidarisent en traversant – en pratique – certaines épreuves du temps. Apple, Coca-Cola, McDonald’s, Heinz, IKEA et quelques autres élues appartiennent, pour le moment du moins, à ce club très sélect.

Tout cela est cependant bien fragile. Parler de marques, c’est parler de réalité immatérielle, de perception fluctuante et d’intangibilité de l’image.

Chez nous, les Canadiens de Montréal, Desjardins, Hydro-Québec, Bombardier, St-Hubert, IGA, Métro, font la fierté de la famille québécoise des lovemarks. Et, comme dans toute famille, on se chicane, on se tiraille parfois, mais on est prêt à pardonner une fois ou deux. Et on peut même être très patient (c’est long, 32 ans sans coupe Stanley !).

Toutefois, comme en amour, des incidents plus fâcheux peuvent survenir et amener les choses à se détériorer.

La « chance » de la marque Desjardins ne réside pas uniquement dans sa façon de gérer la crise actuelle. Elle repose en majorité sur la place que Desjardins occupe dans la tête et dans le cœur des Québécoises et des Québécois. Et si, à long terme, il fallait que les conséquences de cette crise s’avèrent plus dévastatrices qu’annoncé, l’effet secondaire le plus pervers qui soit viendrait alors s’installer dans cette relation ancestrale. Cet effet s’appelle le doute. 

Confiance, méfiance, défiance

Le doute suscite la méfiance. Et la confiance si chèrement bâtie au fil du temps peut alors s’étioler. De plus, la circulation de l’information ainsi que ses multiples analyses et interprétations (ou désinformation) n’ajoutent rien de bon à l’affaire. L’enflure médiatique est un cancer. Remplacée par de la méfiance envers l’institution et ses produits, elle pourrait entrouvrir une porte par laquelle la concurrence ne manquerait pas de se faufiler. Une première phase de défiance se matérialiserait alors avec la migration de membres actuels vers d’autres institutions financières. Pour le moment, peu de chiffres crédibles sont disponibles ou montrent un phénomène de désaffection chez Desjardins.

Personnellement, je pense qu’en l’état, les Québécois membres de cette institution centenaire lui sont encore très attachés. Ils pardonneront cette grosse bavure technologique. Les mesures renforcées de sécurisation des données chez son fournisseur principal, Equifax, qui lui aussi a des devoirs à faire, tendent à démontrer qu’on est sur la bonne voie.

Alphonse Desjardins a dû se retourner quelques fois dans sa tombe. Souhaitons-lui de recouvrer la paix du repos éternel.

Jean-Jacques Stréliski

M. Stréliski est professeur associé au département de marketing de HEC Montréal. Il est cofondateur de Cossette Montréal et a été vice-président et directeur général associé de Publicis Montréal.