Comment la consommation médiatique des jeunes affecte-t-elle leur façon d’entrer en relation avec le monde ?

La réalité numérique exerce une emprise grandissante sur les processus de socialisation. Elle en transforme de nombreux aspects, de l’éducation aux rapports intergénérationnels en passant par la parentalité, la culture et même la spiritualité.

Le numérique a d’abord altéré la relation des jeunes avec l’espace-temps. C’est un changement radical qu’on ne peut pas prendre à la légère, parce que le rapport avec l’espace et avec le temps a toujours été un vecteur important pour la vie en société.

Comme je l’écrivais dans mon article intitulé « Pour une approche critique de l’impact de la réalité numérique sur la sociabilité contemporaine* », notre représentation de l’espace et du temps avait déjà beaucoup changé depuis la révolution industrielle, avec l’apparition successive des trains, des automobiles, des avions et, plus tard, des fusées. L’espace et le temps sont devenus moins restreints, moins circonscrits et moins intimes. L’espace s’est élargi exponentiellement pour s’étendre jusqu’aux fonds marins et même jusqu’à la Lune. C’est le même phénomène qui se produit maintenant avec le numérique, mais poussé à l’extrême.

Il n’y a pas si longtemps, quand nous étions dans un quartier de Toronto à 9 h du matin, le lundi, c’est là et seulement là que nous étions. Nous étions spatialement et temporellement ancrés, entourés des gens que nous connaissions intimement. Il nous était impossible de communiquer instantanément avec des étrangers vivant quelque part en Asie, par exemple. Aujourd’hui, tout est inscrit dans l’immédiateté. Mes étudiants m’envoient parfois des courriels à 2 h du matin. À cette heure-là, je dors. Mais eux s’attendent, lorsqu’on se voit en classe à 9 h, à ce que j’aie vu leur message et que j’y aie répondu. Et ils sont bouleversés quand ce n’est pas le cas. Ils ont une relation à l’espace-temps inédite, totalement différente de celle des générations précédentes.

De nouveaux rapports intergénérationnels

Autrefois, la transmission des savoirs allait du parent vers l’enfant. Ensuite, à l’époque des médias de masse traditionnels, elle passait non seulement du parent mais aussi de la télévision vers l’enfant. Aujourd’hui, il faut ajouter à cela les médias numériques, dont les retombées restent encore inexplorées. L’adulte s’éloigne progressivement du jeune.

À l’époque des baby-boomers, par exemple, c’étaient surtout les aînés, les parents et les enseignants qui transmettaient aux plus jeunes ce qui était bon, juste et vrai. Aujourd’hui, il y a bien d’autres agents de socialisation, notamment Instagram, YouTube et Facebook.

Et c’est inquiétant, parce que la consommation médiatique commence toujours plus jeune et que l’entourage adulte des enfants n’est pas toujours familiarisé avec cet univers-là, avec ses façons de faire, ses règles du jeu, ses codes de conduite, son langage et ses mœurs. Les jeunes se retrouvent donc souvent sans guides ou sans éclaireurs et sont à risque de se faire arnaquer, manipuler, exploiter et dénigrer.

Puisqu’ils ont la possibilité d’aller chercher des figures parentales virtuelles en fonction de leurs goûts et de leurs besoins, les jeunes peuvent en quelque sorte se constituer une vie familiale sur mesure, pour ainsi dire simulée. Le véritable parent devient donc un acteur parmi d’autres dans leur vie, alors qu’il en était auparavant le centre.

Tribalité nouvelle et virtuelle

Grâce aux nouveaux médias, on voit apparaître chez les jeunes un mode de vie tribal en vertu duquel ils s’assemblent presque exclusivement avec des gens qui partagent leurs goûts et leurs loisirs. C’est ce que j’explique plus en détail dans mon article paru dans le livre Évangéliser dans l’espace numérique ?*. Ils émulent donc ainsi l’apparence, les croyances et les habitudes de leurs idoles, tant dans le domaine vestimentaire et langagier qu’en matière de sexualité ou d’esthétique.

Bien sûr, nous observions ce phénomène à l’époque de la télé, mais c’était à moindre échelle. Avec les nouveaux médias, cette relation devient incontournable, sinon fatale. On ne peut plus y échapper. Quand on allait à l’école, la télé restait à la maison. Aujourd’hui, les jeunes ont un rapport organique avec leur téléphone, qui les connecte au monde par le truchement de différentes plateformes numériques. Ils dorment pratiquement avec celui-ci sous leur oreiller. Cet appareil fait en quelque sorte partie de leur espace corporel et les garde connectés 24 heures sur 24.

Si les nouvelles générations entrent dans une relation de « fans » passionnelle et très intense avec leurs idoles et avec ceux qui les émulent, c’est qu’ils cherchent souvent de nouvelles communautés d’esprit, des valeurs communes et un certain sentiment d’appartenance. Et les vedettes de la culture populaire qu’ils vénèrent leur fournissent un sens et une direction, sans parler de repères politiques, culturels, esthétiques, intellectuels et même éthiques. Cette nouvelle tribalité virtuelle est pour certains jeunes une façon de remplir le vide de croyances, de repères, de rituels et de religiosité qui les habite.

Si ces façons de se rassembler sont fréquemment factices et momentanées, elles créent aussi parfois des solidarités très réconfortantes. Ce qui m’inquiète un peu, par contre, c’est l’attitude sectaire qui se développe quelquefois dans la foulée de cette consommation médiatique.

Avec le numérique, il devient très facile de se cantonner dans des bulles existentielles, de filtrer ce qu’on vit et de voir comme un ennemi la personne qui ne voit pas la vie comme nous. Les jeunes sont de moins en moins en contact physique avec des gens qui pensent différemment et ont donc ainsi moins besoin de discuter avec eux.

Sauf que dans une démocratie, on doit savoir parler aux gens avec qui nous sommes en désaccord sans les mépriser ni les haïr. Cette « tribalité » numérique vient donc fausser, en ce sens, l’espace démocratique.

Diane Pacom

Diane Pacom est professeure émérite à l’École d’études sociologiques et anthropologiques de la Faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa.

Article écrit en collaboration avec Simon Lord

*L’article « Pour une approche critique de l’impact de la réalité numérique sur la sociabilité contemporaine » est paru dans l’ouvrage Évangéliser dans l’espace numérique ?, publié chez Novalis en avril 2018.