Le 27 septembre dernier, la Fondation pour le journalisme canadien a réuni quelques-uns des grands patrons de la presse québécoise pour débattre de l’avenir économique des médias d’information dans le contexte des profonds changements qui bouleversent l’univers médiatique contemporain. Organisée à l’Université Concordia, cette rencontre a attiré un public nombreux, majoritairement formé de journalistes, d’universitaires et de représentants de la communauté des affaires. Parmi les sujets abordés : la chute des revenus publicitaires des médias traditionnels, les meilleurs modèles d’affaires à suivre, la concurrence des géants américains, la taxation des plateformes telle Netflix, le rôle d’Ottawa et la nouvelle politique culturelle canadienne.

Intitulée « Une constante mutation : quelles seront les prochaines étapes pour les médias ? », cette conférence a rassemblé Michel Bissonnette, vice-président principal de Radio-Canada, Guy Crevier, éditeur de La Presse, Brian Myles, directeur du quotidien Le Devoir, Alexandre Taillefer, patron de L’actualité, ainsi que Colette Brin, directrice du Centre d’études sur les médias de l’Université Laval.

Avant de lancer la discussion, l’animateur Gérald Fillion (journaliste à RDI Économie) a dressé un portrait des médias canadiens, chiffres à l’appui. Avec des journaux qui disparaissent les uns après les autres, des salles de rédaction désertées par les journalistes, la baisse de confiance du public et la lutte contre la désinformation, ce portrait n’a rien de réjouissant. En effet, depuis 2010, un tiers des emplois dans le domaine du journalisme ont disparu au Canada. Selon le plus récent baromètre Edelman (février 2017), seulement 45 % des Canadiens ont confiance dans les médias, ce qui représente une baisse de 10 points par rapport à 2016. Le problème du financement des médias canadiens est devenu très ardu depuis que Facebook et Google ont accaparé plus des deux tiers des revenus publicitaires. Colette Brin a souligné qu’en raison des ressources dont ils disposent et de la facilité avec laquelle ils captent l’attention du public, ces deux géants d’Internet s’imposent présentement comme des « partenaires obligatoires » des médias.

Quelles solutions s’offrent-elles pour dénouer cette situation ? Les participants ont été unanimes à dire que les médias d’information doivent se réinventer et qu’il y a plus d’une manière de le faire. Selon Guy Crevier, seul le modèle de la gratuité peut permettre de rejoindre les masses aujourd’hui ; La Presse offre donc la gratuité en plus de proposer une plateforme performante. Le Devoir a plutôt opté pour le modèle payant, c’est-à-dire des abonnements, en monétisant la fidélité du public envers sa marque, suivant en cela l’exemple du Washington Post et du New York Times. Et ce modèle fonctionne, car, au Devoir, 7 $ sur 10 proviennent du lectorat. Les deux patrons de la presse écrite ont également souligné la nécessité pour l’État de soutenir les médias d’information dans leur processus de transformation en raison du caractère crucial de leur rôle pour la démocratie. En analysant la situation de Radio-Canada, Michel Bissonnette a lui aussi souligné la fonction du diffuseur public consistant à assurer la diversité des voix, qui fait « la force d’une nation ». Dans un contexte de vive concurrence, a ajouté Michel Bissonnette, la relation avec les grandes plateformes telles Facebook et Google s’avère particulièrement difficile : « Comment être partenaires et concurrents en même temps ? »

Alexandre Taillefer a quant à lui adapté le modèle selon le type de publication : l’abonnement pour L’actualité et la gratuité pour Voir. Selon l’homme d’affaires, l’attrait que Facebook et Google exercent sur les annonceurs réside dans leur très bonne capacité à quantifier l’audience Web. Pour leur faire face, les médias devraient monétiser leur audience et réduire leur dépendance envers les annonceurs.

En affirmant que la taxation des géants américains d’Internet est un problème d’équité fiscale, Colette Brin a enflammé le débat. Les participants ont souligné l’urgence d’agir pour que la situation change ; Alexandre Taillefer a même soutenu que si le Canada décidait de ne pas imposer de taxes à Netflix, Québec devrait le faire au nom de la protection de la langue française. Selon Michel Bissonnette, la culture est une force économique du Canada et, pour faire en sorte que ces contenus soient exportables, les plateformes numériques sont des incontournables. Cependant, le gouvernement doit agir en assurant une forme d’équité pour tous les joueurs. Opinion partagée par Brian Myles, qui a rappelé que l’argent que Facebook et les autres plateformes encaissent des annonceurs « ne revient pas dans notre industrie ».

« Je pense qu’on est capables d’avoir des médias de masse au Québec, avec des plateformes de qualité », a affirmé Guy Crevier, soulignant que le journalisme de qualité ne peut pas se faire sans disposer des ressources adéquates. Le patron de La Presse considère qu’avant d’établir une taxe pour Netflix, il faudrait déterminer « nos besoins pour soutenir les médias et la créativité », c’est-à-dire avoir une politique claire, aux paliers tant fédéral que provincial. Selon Colette Brin, un pas important consisterait à sensibiliser le public : « Les gens ne savent pas reconnaître le problème des médias ; ils voient que le contenu est là et ils pensent que tout va bien. » Mais avant d’obtenir du soutien, l’industrie médiatique doit prouver sa détermination à se réinventer.

Les grands patrons de la presse ont conclu qu’il est nécessaire de s’unir et de travailler ensemble, sur plusieurs fronts, afin de combattre leur « ennemi commun ». Cette soirée, qui s’est conclue par des réponses offertes aux questions du public, a été la première rencontre d’envergure organisée à Montréal par la Fondation pour le journalisme canadien.

par Simona Plopeanu