Les entreprises du secteur de la télé par contournement (TPC), celles qui proposent des contenus audiovisuels sans passer par les canaux conventionnels, sont en guerre. Ce combat provoque des chamboulements considérables dans l’écosystème des médias traditionnels. Qui, de Netflix, Disney, Facebook, Amazon et autres Hulu, parviendra à résister aux tests du marché, du temps et de la réglementation ?

Pour l’instant, Netflix est sans conteste le service qui incarne le mieux le violent chambardement qui secoue tous les pans du paysage audiovisuel. Son effet est tel qu’aux États-Unis, par exemple, Netflix amasse à lui seul un temps de visionnement supérieur à celui que récoltent YouTube, Hulu et Amazon réunis. Sa part de marché des services de TPC s’élève à 40 %. Mais il y a plus : l’an prochain, cette entreprise compte consacrer quelque 8 G$ US en production de contenus, contre 4,5 G$ US pour Amazon, 2,5 G$ US pour Hulu, 2 G$ US pour HBO et environ 1 G$ US pour Apple.

Les canons de Netflix semblent donc orientés dans la bonne direction. Son budget de production le place au cinquième rang des producteurs de films et de séries télé, derrière NBC Universal, Fox, Disney et Time Warner. Mine de rien, Netflix est devenu le studio de film le plus prolifique au monde, comme en font foi les quelque 80 titres que l’entreprise compte produire en 2018. Il s’agit ici d’un régime de production sept fois plus important que ceux de la plupart des grands studios d’Hollywood. Autre indicateur qui témoigne de la prégnance du phénomène Netflix : plus de foyers américains sont désormais abonnés à ce service qu’à l’ensemble des câblodistributeurs du pays. À terme, on peut à juste titre présumer que ce point de bascule aura irrémédiablement infléchi le mode privilégié de consommation de contenus vidéo pour une majorité d’usagers.

Des adversaires coriaces

Parallèlement à l’effusion de Netflix, ses concurrents réagissent et adaptent leur riposte. Chez Disney, la réplique est frontale : on coupe les lignes d’approvisionnement de Netflix. Même si les ententes de droits de licence sont singulièrement lucratives, Disney a choisi de mettre un terme à cette pratique pour lancer deux services de diffusion en continu (streaming) propriétaires. ESPN est sur le point de faire la même chose et lancera au cours des prochaines semaines un service de diffusion de contenus audiovisuels entièrement réservé aux sports professionnels.

Tout comme Disney, Hulu va cadenasser les vannes. Propriété conjointe des studios Disney, Comcast, 21st Century Fox et Time Warner, Hulu change radicalement son modèle d’affaires. Ses actionnaires ont en effet décidé de diffuser eux-mêmes leurs contenus plutôt que de les voir inscrits au catalogue de Netflix. La direction de Hulu estime être ainsi en mesure de générer une cinquantaine de milliards de dollars en revenus au cours des prochaines années. Cette entreprise a le vent en poupe et se croit capable de réaliser de grandes choses, comme en témoigne son récent succès aux Emmy Awards, où Hulu a été le premier service de TPC à remporter une statuette dans la catégorie « meilleure série dramatique » avec The Handmaid’s Tale. Netflix a désormais des concurrents hautement motivés, eux aussi, à délier les cordons de leur bourse.

De son côté, Facebook campe entièrement sa stratégie sur la publicité. L’entreprise vise ainsi à s’approprier gratuitement des contenus vidéo et mise sur un partage des revenus publicitaires, qu’elle souhaite conséquent avec les producteurs de contenu.

Et, bien sûr, il y a Amazon. Pour l’heure, cette société focalise essentiellement ses énergies sur le marché nord-américain. Le plus bel exemple de ce choix de priorités est l’entente de 50 M$ qu’elle vient de conclure avec la NFL pour les droits de diffusion en ligne de dix matchs de football. Pour la NFL, il s’agit d’un pactole cinq fois plus élevé que ce qu’avait payé Twitter pour un accord similaire l’an dernier. L’image de marque a son prix ! L’ascension du service de streaming Amazon Prime Video est telle que cette entreprise connaît aujourd’hui la croissance la plus rapide dans ce secteur d’activité avec près de 17 % en 2017. L’explication ? Son grand patron, Jeff Bezos, a décidé de l’offrir gratuitement à tous les abonnés d’Amazon Prime.

« Give peace a chance »…

Au final, que doit-on retenir de ces imposants arsenaux de contenus vidéo qui pullulent sur nos écrans ? D’abord, qu’ils sont en forte résonance avec les attentes du marché ; ensuite, qu’ils participent à l’éclosion de nouvelles pratiques de consommation. À preuve, maintenant que le visionnement en rafale (binge watching) est devenu une pratique courante, on en remet en s’engageant cette fois-ci dans le sprint télé, ou binge racing, où l’objectif consiste à écouter une série entière dans le plus court laps de temps possible, souvent en moins de 24 heures.

Alors que les producteurs de contenu et les plateformes de distribution se font la guerre, les consommateurs, eux, se retrouvent avec une variété d’offre inégalée à ce jour. S’il est vrai que l’ère numérique amène son lot de défis, comme nous le signalent les apôtres de l’économie de l’attention, peut-être sommes-nous maintenant entraînés, par le biais de cette corne d’abondance de contenus personnalisés et configurés par algorithme, dans une nouvelle forme d’économie : celle de la jouissance, comme le propose la chercheure Gabrielle Drumond*.

PIERRE C. BÉLANGER

Pierre C. Bélanger est professeur titulaire au Département de communication de l’Université d’Ottawa.

Article écrit en collaboration avec Simon Lord


Guillaud, Hubert, « “Tout est recommandation” : comment Netflix s’est transformé », Internet.actu.net, 25 octobre 2017, www.internetactu.net/2017/10/25/tout-est-recommandation-comment-netflix-sest-transforme/.